Existence : level up

by ladebe on 11 juin 2009

Mercredi 10 juin, 17h33


I need a break. J’ai perdu des heures sur mon code, à m’adcharner sur une erreur ridicule. Le code ne pardonne pas, c’est une logique à part entière. Je pense en php, en conditions et en variables… Et si j’allais au jardin public, voir un peu de verdure ? Il ne fait pas tellement beau. Je vais marcher plutôt, me perdre un peu si j’y arrive. Tiens, voilà, rue Goya, je ne connais pas.

Rien d’intéressant. Je passe devant une sorte de local associatif. La porte est grande ouverte, laissant apercevoir un vieux monsieur penché sur des papiers. En grand, sur la vitrine, il est écrit :

GARB : Groupe des Aphasiques de la Région de Bordeaux

Aphasiques. Je connais ce mot. Qu’est-ce que ça peut bien être ? Une religion ? Je ne sais pas pourquoi, ça me fait penser aux anciens combattants…

J’arrive au bout de la rue. Et puis merde, je vais lui demander, après tout la porte était ouverte, ça va lui prendre deux secondes à me répondre. Excusez-moi… (il lève la tête)

- Ça veut dire quoi, aphasique ?

- Ah ça… Aphasique c’est l’âme… trouble…extrême onction*… accident cardio-vasculaire…

Je ne comprends pas grand chose à ce qu’il baragouine. Il parle bizarrement. Sénile ? Il n’en a pas l’air. Je ne tarde pas à comprendre que j’ai en fait droit à la fois à l’explication et à la démonstration.

Il m’invite à prendre un siège et me tend des brochures, sans s’arrêter de parler. Il cherche ses mots. Il fait des efforts pour s’exprimer, j’en fais pour le comprendre. Un mode de conversation s’installe. Il m’explique leur association : 30 membres ayant des troubles plus ou moins importants du langage et/ou de la compréhension, qui se battent pour être inclus dans la société malgré leur handicap. Il a l’air d’avoir un grand besoin de parler.

Les ateliers, chorale, dessin, écriture, avec des orthophonistes. Les permanences, tous les mercredis de 14h à 17h. Je regarde la pendule derrière lui. Il remarque l’heure et dit qu’il remplissait des papiers pour l’association, mais d’habitude il ferme à 17h. Même les papiers, il a du mal. Tu sais, il ne faut pas que j’écrive n’importe quoi. La société est faite de normes, on attend de toi que tu rentres dans la norme. Mais faut pas se faire avoir par le système. On se bat pour avoir une place aujourd’hui.

C’est un beau combat. Je dis ça en rassemblant les papiers qu’il m’a donné. Ça sonne un peu sec, malgré le sourire. J’ai du pain sur la planche quand même…

La vie est un combat. Ceux qui se mêlent de philosopher, s’exercent à mourir.**

Ça sonne comme un mot de passe. Une seconde de blanc me laissant le temps de remettre un nom sur la citation : Platon. Ok, tu as gagné, l’ancêtre, je reste. Deux questions me viennent, je choisis la plus concrète :

- Vous êtes philosophe ?

- Philosophe ? En profession ? Ça ne veut rien dire ! C’est pas parce que t’écris des bouquins ou que t’es prof à la fac, que tu lis de Platon à… Comment il s’appelle, celui dont on parle tout le temps depuis 68 ? Bernard hi…

- Bernard Henri-Levy ? (Pourquoi depuis 68 ? Faudra que je regarde ça)

- Oui c’est ça, c’est pas parce que tu lis Bernard Henri Levy que tu es philosophe.

- Oui, enfin…

- Oui, enfin. Tout le monde peut philosopher.

- Être philosophe, je pense, c’est s’arrêter et se poser des questions.

- Et on retourne à Platon ! Le sentiment d’étonnement, le propre du philosophe… C’est mon auteur préféré.

Il n’en faut pas plus pour le lancer. Vu de l’extérieur notre échange doit sembler étrange. Ça me convient tout à fait : je fais les questions, et lui les réponses. Malgré le sujet la discussion est loin d’être scolaire. A cause du handicap, probablement, il va droit à son idée, ne s’encombre pas d’un formalisme de théoricien. Il est efficace et précis. J’aime. Pas trop de problème de compréhension en fait, on est sur la même longueur d’ondes. Je perds un peu des bouts de phrase de temps  en temps mais ça reste rattrapable.

Il repart sur la norme sociale. Et les ombres de la caverne.

On est ce qu’on croit être – y’en a qui disent. Je crois pas.

Le système. Faut pas se laisser enfermer. La société est basée sur le paraître. Inconsciemment, on obéit toujours à des codes sociaux, on rentre dans des normes. On est loin de ce qu’on est réellement.

- Oui, mais c’est confortable aussi, ce système. C’est rassurant, on n’a pas envie d’en sortir. Et puis, est-ce qu’on peut seulement être soi-même ? Dès l’instant qu’on est en société…

- C’est vrai qu’être soi-même implique forcément se marginaliser. Non, non, on peut réussir à faire les deux. Comme… Un exemple concret… Comme…

- Un artiste ?

- C’est ce que je cherchais ! Voilà, l’artiste, quand il crée, dans son atelier, il est. Il est, tout seul. Et après, il est quand même dans la société. Quand il vend ! Avec la vente il rentre dans la norme, avec l’apparence, son image, et puis l’argent. L’argent, c’est une condition pour être dans le système social.

On en arrive -je ne sais comment- au domaine de l’imaginaire. Un historien doit pas écrire de conneries. Tandis que le roman, là, pfuit ! Ce qu’on veut ! Liberté.

Si jamais un jour tu écris ton autobiographie. (là je me dis que, puisque je vais être centenaire, ça pourrait bien m’arriver) Moi je n’ai jamais publié. Mais tiens, il y a quelques mois je suis allé à… comment déjà ? A Sainte-Croix…

- L’Escale du Livre ? J’y étais. [incroyable, je dois vraiment faire de la télépathie pour établir ce genre de communication !]

- C’est ça ! J’y étais aussi. J’ai fait un test, j’ai parlé avec un éditeur, je lui ai dit que j’écrivais une autobiographie. Il m’a arrêté tout de suite, « je ne le publierai jamais » Tu penses, si j’avais été Michel Sardou. Mais des monsieur-tout-le-monde, des gens comme toi ou moi ça les intéresse pas.

- Ce n’est pas commercial. Pourtant je suis sure que la vie de certains tout-le-monde est bien plus intéressante que la vie de Sardou.

Notre échange continue encore un peu, puis il regarde l’heure. Tu m’excuses ? Il commence à ranger ses papiers. Je me dirige vers la sortie, mais il me retient verbalement. Ce que je fais à la fac ? Arts plastiques. Il sourit. C’est à Bordeaux 3 ? Les arts, les lettres… Si j’avais fait des études, j’aurais bien aimé être prof…

- de quoi ?

- de lettres. Mais comme je suis, avec mon handicap, je ne peux pas.

- C’est dommage, vous auriez pu. Vous êtes un bon orateur. (Je trouve le choix de mes mots très maladroit. Ce type a du mal à s’exprimer, pourtant il n’a qu’une envie, c’est de parler.)

- Et puis, même, je ne pourrais pas. Dans un amphi, avec, devant, 50, des étudiants, tu es jugé en permanence. Dès qu’il y a le moindre… la… un trait pas droit, hop. Je ne pourrais pas. Il faut être au top, il faut toujours être parfait.

- Au top, et dans la norme…

Ce clin d’oeil me permet de mettre un terme à la conversation. Non pas que je sois pressée, mais lui, si, et il n’aurait jamais clos la discussion. Faut dire que ça a du lui faire du bien, notre petite heure de causette. Cette échange m’a fait un bien fou aussi. Un vitalisme, un clin d’oeil qui me dit hey n’oublie pas de regarder le chemin ! Ce type a un morceau de ce que je cherche…

Heidegger a dit : « la métaphysique est de fond en comble platonique.» J’ai trouvé mon Platon des temps modernes, et il est aphasique.

A la prochaine, Patrice !

Existence : level up.

* je jure que c’est ce que j’ai compris sur le moment. En recollant les morceaux, il semblerait qu’il parlait plutôt de troubles de l’expression. (et pour l’âme… la maladie ?)

** bon en fait je ne suis plus très sure, pour la citation, mais l’essentiel est là.

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